L’engagement d’une nonne dans la cité

(Hosetsu Laure Scemama)

Il existe plusieurs formes de vie pour un moine ou une nonne zen. Je voudrais ici apporter un témoignage sur une forme de vie de nonne, qui est l’engagement total dans la cité.

Au Japon, les moines vivent dans les temples. Ils peuvent avoir une famille, des enfants, mais ils vivent tous dans le temple familial ; l’épouse de l’abbé (qui n’est pas nonne) a sa place dans le temple et aide son mari dans sa tâche. Elle a d’ailleurs reçu une ordination particulière et revêt un rakusu.

Lorsque maître Deshimaru est arrivé, il n’y avait rien, ni temples, ni moines, la situation était vierge. Avec sa foi et sa formidable énergie, il a créé en quinze ans plus de 150 dojos en Europe à la tête desquels il a placé des disciples qui n’étaient pas toujours d’ailleurs bien formés… Mais cela a fonctionné. Il a ainsi donné de nombreuses ordinations de bodhisattva et de moine et nonne à des pratiquants.

Traditionnellement au Japon, les temples vivent des dons des laïcs et les moines sont pris en charge par le temple. En Europe, la situation est différente. La population n’étant pas bouddhiste, il y a peu de dons faits aux bouddhistes. Il était donc nécessaire que les moines et nonnes puissent subvenir à leurs besoins matériels et donc la plupart ont travaillé pour gagner leur vie.

Aujourd’hui encore, dans les différentes sanghas qui continuent la mission de maître Deshimaru en Europe, la plupart des moines et nonnes vivent en ville, travaillent dans la société, et nombreux sont ceux qui ont une famille et des enfants. Ils pratiquent dans un dojo et font des sesshins. Depuis, des monastères sont apparus, tel celui de Kanshoji en Dordogne et celui de Ryumonji en Alsace, où des résidents vivent et pratiquent en permanence dans le monastère.

La vie d’un moine ou d’une nonne dans la cité peut revêtir plusieurs formes : la plupart travaillent, souvent pour nourrir leur famille et ont donc peu de temps pour pratiquer. Pour ceux qui sont les plus engagés (souvent responsables de dojo), il faut réussir à tout mener de front et c’est difficile.

D’autres vivent dans la cité, mais ont fait le choix d’aménager leur vie pour se consacrer à temps plein au dharma. C’est mon cas et c’est ce dont je veux témoigner.

Je pratique depuis plus de 35 ans et j’ai connu tous les cas de figure que je viens de citer : j’ai travaillé et élevé des enfants, tout en pratiquant quotidiennement dans un dojo où j’avais des responsabilités ; j’ai vécu 5 ans dans le temple de la Gendronnière ; puis j’ai créé un dojo en ville, qui est devenu le Centre Zen de Limoges.

Lorsque je parle d’engagement dans la cité, on pourrait penser qu’il s’agit d’un engagement social : œuvrer dans l’humanitaire, être aumônier de prison ou dans les hôpitaux… Certains moines bouddhistes le font et c’est très bien, mais j’ai fait un autre choix : celui de consacrer tout mon temps à pratiquer et à transmettre le dharma et uniquement le dharma, comme le fait un moine vivant dans un monastère. Ce choix est mon apport à la société, mon engagement dans la cité.

Depuis une vingtaine d’années, les enfants ayant grandi et quitté la maison, je n’avais plus d’obligation de gagner ma vie et je me suis rendue libre. Je ne travaille plus dans la société et je consacre ma vie au dharma à plein temps. Je vis en ville dans un appartement, seule, je m’occupe du Centre Zen de Limoges où je pratique chaque jour lorsque je ne suis pas en voyage, où j’enseigne quotidiennement et participe au développement de cette sangha, qui grandit d’année en année.

Bien sûr, dans le dojo nous faisons zazen, la cérémonie, nous mangeons la guen-mai, cousons le kesa, faisons samu — comme dans tous les dojos et temples — mais je consacre beaucoup de temps aux uns et aux autres, je suis attentive à l’évolution de chacun, je suis disponible totalement. C’est cette disponibilité que je juge essentielle pour aider et transmettre. Cette disponibilité est au cœur de la transmission de personne à personne. En cela je suis l’exemple de mon maître Minamizawa Roshi qui a toujours fait preuve envers moi et envers d’autres d’une totale disponibilité.

Ainsi, on œuvre dans l’humain et la relation dharmique. C’est ainsi que se développe cette sangha de Limoges : dans la confiance et l’intimité et c’est ainsi que les nouveaux viennent souvent par le bouche à oreille…

Lorsque j’étais au Japon, j’ai rencontré Egawa Roshi qui m’a donné une calligraphie où il avait écrit : « Une personne rencontre une personne qui rencontre une autre personne… » Bien sûr, comme partout nous faisons des conférences, mettons des affiches et des dépliants… mais à la fin, c’est une personne qui rencontre une autre personne. Et ces personnes qui arrivent, nous les accueillons avec bienveillance, mais sans en faire trop et sans complaisance.

Outre mon implication dans le dojo, je suis secrétaire générale de l’AZI et vice-présidente du monastère de Kanshoji, ce qui implique pas mal de travail bénévole qui occupe largement toutes mes journées. Et je voyage souvent, pour aller en sesshin ou pour me rendre chaque mois à des réunions à Paris.

C’est mon gyoji. Je n’ai pas d’autre activité, je n’ai pas de hobby. C’est une vie de nonne à part entière, la vie d’une nonne de corps et d’esprit complètement engagée dans le dharma — et c’est une belle vie, je n’en changerais pas pour une autre.

Bien sûr, on me demande souvent : mais comment fais-tu pour n’avoir pas à gagner ta vie ? Ma réponse est : c’est un choix et si l’on fait ce choix, il faut s’en donner les moyens. Chacun a sa vie et les réponses ne sont pas les mêmes pour chacun, mais c’est faisable pour tout moine et nonne.

Il est dit : « Sachez qu’en recevant l’ordination de moine ou de nonne, vous ne manquerez jamais de nourriture, ni de quoi vous vêtir ni d’un toit pour vous abriter. » Un moine n’a pas besoin de plus pour vivre. J’ai toujours eu foi en cela et je l’ai toujours vérifié dans ma vie.

Bien sûr, cela demande qu’on réduise ses besoins matériels, et c’est mon cas. Mais même si je vis avec peu de revenus, je vis très bien, je ne manque de rien et je trouve dans cette forme de vie une grande liberté que j’apprécie infiniment, sans compter le privilège — le luxe dirais-je — d’œuvrer et de consacrer sa vie à ce que l’on croit.

A la fin, ce choix de vie, c’est le choix d’une vie libre et disponible pour pratiquer et transmettre le dharma.